Auteurs : Julien Defauw, Benoît Martin, Julien Pestiaux

Contexte et objectif de l’étude
Le marché européen du gaz naturel est sous tension depuis un an dans le contexte de la reprise économique post-covidique et, dernièrement, de la guerre en Ukraine. Cela a donné lieu à une prise de conscience croissante de la nécessité pour l’Europe de réduire sa dépendance à l’égard des importations de gaz naturel, en particulier en provenance de Russie. En effet, les 155 milliards de m3 de gaz naturel importés de Russie représentaient environ 45 % des importations de gaz de l’UE en 2021 et près de 40 % de sa consommation totale de gaz[1]. S’il s’agit d’un défi majeur, il représente également une opportunité d’accélérer la transition climatique vers un système énergétique plus efficace, alimenté par des énergies plus propres. Une stratégie cohérente ne devrait pas être axée sur le passage à d’autres sources de combustibles fossiles et d’importations (par exemple, le GNL).
Les trois plus grands consommateurs de gaz en Europe sont les secteurs de la production d’énergie, des bâtiments et de l’industrie (Fig. 1). Le secteur du bâtiment présente un potentiel de réduction important grâce à l’isolation et à l’électrification du chauffage, et la production d’énergie grâce à l’adoption de sources d’énergie décarbonées. Avec plus d’un tiers de la consommation de l’UE pour chacun d’eux, ces deux secteurs représentent 70 % de l’utilisation du gaz naturel en Europe et doivent être pris en compte. Les secteurs industriels sont souvent laissés de côté, car ils ont déjà connu des vagues d’amélioration de l’efficacité énergétique. Néanmoins, ils représentent 27 % de la consommation de gaz naturel en Europe et des mesures concrètes peuvent être prises dans l’industrie également, avec de nombreuses options qui n’étaient pas intéressantes lorsque les prix des combustibles fossiles étaient plus bas ou que la pression géopolitique était moins forte.

Figure 1 Consommation totale de gaz naturel (y compris les matières premières) dans l’UE27 par secteur [% TWh].
Source : Eurostat : Eurostat, Bilans énergétiques
Cette étude vise à (i) identifier les points chauds de la consommation de gaz naturel dans l’industrie européenne et (ii) proposer une première évaluation des alternatives au gaz naturel dans ces secteurs industriels. L’étude évalue dans quelle mesure la consommation de gaz naturel dans l’industrie de l’UE pourrait être réduite au cours des cinq prochaines années, à condition que les technologies matures ou les alternatives au gaz naturel soient pleinement exploitées dans les points chauds industriels identifiés à travers l’Europe. Il s’agit donc d’un scénario ambitieux de réduction potentielle de la consommation de gaz naturel dans l’industrie européenne. L’étude n’a pas pris en compte l’utilisation du biométhane, qui est une alternative évidente au gaz naturel. Cependant, la production durable de biométhane dans l’UE est limitée et ne permettra pas la décarbonisation de toutes les applications. Son utilisation devrait donc être orientée vers les secteurs où le gaz est incompressible, comme les matières premières pour la pétrochimie et les engrais.
Principales conclusions
Trois secteurs industriels contribuent aux deux tiers de la demande de gaz naturel de l’industrie européenne : les produits chimiques, les denrées alimentaires et les minéraux non métalliques (verre et céramique) (figure 2). La mise en œuvre de toutes les alternatives disponibles dans ces secteurs pourrait permettre de réduire jusqu’à 25 % de la consommation totale de gaz de l’industrie de l’UE au cours des cinq prochaines années.

Figure 2 Répartition de la consommation de gaz naturel en 2020 dans l’industrie de l’UE27 par sous-secteur et sous-processus [TWh]
Source : Calcul Climact basé sur Eurostat 2022, Industry Energy balances, 2022 ; et JRC 2017, IDEES database.
Le secteur alimentaire présente le plus grand potentiel relatif de réduction des émissions de gaz. En effet, la transformation des aliments repose principalement sur une demande de vapeur à basse température qui peut être fournie par des pompes à chaleur. La demande de chaleur à moyenne température peut être satisfaite par des pompes à chaleur industrielles associées à une récupération de vapeur par recompression mécanique de la vapeur, ou par une chaudière électrique. La demande de chaleur directe (four) et les processus de refroidissement sont déjà principalement électriques ; la consommation de gaz restante pourrait donc être électrifiée. Des actions substantielles visant à atteindre ce niveau d’électrification, ainsi que des améliorations de l’efficacité énergétique et de la gestion de l’énergie, et la réduction des déchets, pourraient conduire à une diminution de 70 % de la consommation de gaz dans l’industrie alimentaire, ce qui représente une diminution de 10 % de la consommation de gaz dans l’ensemble de l’industrie de l’Union européenne.
La consommation de gaz dans lesecteur chimique est plus difficile à réduire, mais c’est de loin le plus gros consommateur avec 40 % de la consommation de gaz industriel. Certaines mesures limitées peuvent donc avoir un impact important. Le gaz naturel est principalement utilisé à des fins énergétiques (traitement industriel) et pour répondre aux besoins en matières premières (produits pétrochimiques et engrais).
Des économies d’énergie sont possibles grâce à une plus grande intégration de l’énergie dans les zonages industriels et à l’électrification de la demande de chaleur à basse et moyenne température. Cette dernière peut être partiellement satisfaite par des pompes à chaleur conventionnelles, industrielles et chimiques. La chaleur à haute température est plus difficile à électrifier, mais des projets pilotes peuvent être soutenus pour faire la démonstration de chaudières et de fours électriques à grande échelle. Enfin, les processus de refroidissement peuvent encore être électrifiés.
En ce qui concerne les matières premières, le premier potentiel est de réduire la demande de matériaux vierges (par exemple en augmentant la réutilisation des bouteilles, en diminuant le plastique à usage unique et en augmentant le recyclage). Aujourd’hui, moins de 30 % des déchets plastiques sont collectés pour être recyclés en Europe[2]. Pour le reste de la production de matières premières vierges, les carburants synthétiques (issus de la biomasse ou de l’hydrogène vert) constituent la solution la plus crédible.
En appliquant largement ces solutions dans toute l’Europe, l’industrie chimique pourrait, selon un scénario ambitieux , réduire sa consommation de gaz naturel de 25 % à court terme. Cela représente une diminution supplémentaire de 10 % de la consommation totale de gaz de l’industrie.
Les industries du verre et de la céramique sont assez similaires, car elles nécessitent des fours à haute température. De petits fours électriques existent déjà, tandis que des fours à grande échelle sont en cours de démonstration, ce qui représente des investissements très coûteux et très risqués. Le recyclage du verre atteint déjà des niveaux élevés (plus de 70 % pour les conteneurs), mais il peut être augmenté (le recyclage du verre dans la construction et l’automobile peut être amélioré de manière significative). La réutilisation du verre présente également un grand potentiel mais, comme pour le recyclage, elle nécessite des changements systémiques. Dans le domaine de la céramique, la technologie d’assistance par micro-ondes est déjà disponible et pourrait jouer un rôle important dans les économies de gaz à court terme. Les gains d’efficacité énergétique et la gestion de l’énergie (principalement dans le secteur de la céramique), ainsi qu’une électrification lente, pourraient permettre de réaliser 20 % d’économies de gaz dans ce secteur, complétant ainsi le potentiel de réduction de 25 % de la consommation de gaz dans l’ensemble de l’industrie.

Figure 3 Potentiel de réduction du gaz naturel ambitieux et à court terme [TWh] dans l’industrie de l’UE27, en se concentrant sur les plus gros consommateurs de gaz.
Source : Climact
Insistons encore une fois sur le fait que les économies de gaz les moins chères sont réalisées lorsque nous évitons complètement son utilisation. La réduction de la quantité de matériaux nécessaires pour une même utilisation finale est la base de l’économie circulaire. Elle peut être déclinée de différentes manières : efficacité des matériaux (par exemple, des briques ou des bouteilles plus légères, moins d’emballages, des engrais plus efficaces), réduction/récupération des déchets (par exemple, moins de pertes alimentaires, augmentation du taux de recyclage, conception préalable de produits faciles à recycler), réutilisation/réparation des produits (par exemple, réutilisation des bouteilles, réparation des produits en plastique, produits durables), changement de matériaux (par exemple, le bois au lieu des briques). Ces options doivent être au cœur d’une stratégie durable cohérente. Cependant, elles nécessitent des changements systémiques et leur mise en œuvre prend du temps. C’est pourquoi, bien qu’elles y contribuent, elles ne représentent pas les principales options pour économiser du gaz dans l’industrie de l’UE à court terme.
Le coût de ces actions n’a pas été pris en compte dans cette étude. Cependant, les changements radicaux tels que les fours à verre électriques nécessitent des investissements importants et présentent des risques élevés car ils n’ont pas encore été démontrés à grande échelle et à l’échelle commerciale. Dans cet exemple, les fours entièrement électrifiés coûtent environ 5 millions d’euros (sur site) par MW installé (qui peut produire environ 10 kilos de verre par an)[3]. Par rapport aux 36 tonnes de la production européenne actuelle, une estimation simple (qui ne tient pas compte de tous les aspects techniques) nécessiterait au moins 18 milliards d’euros pour une industrie verrière entièrement électrifiée.
Perspectives
Les impératifs géopolitiques et de durabilité exigent une réponse audacieuse et cohérente pour réduire la dépendance de l’UE à l’égard des combustibles fossiles et des importations de gaz naturel. Cette étude met en évidence un potentiel évident pour l’industrie de réduire sa consommation de gaz naturel de 25 %. C’est ambitieux, mais l’alternative peut conduire l’Europe à des pics extrêmes des prix des combustibles fossiles, à une augmentation des incertitudes et à une dépendance énergétique accrue. Bien que les aspects économiques de ce scénario n’aient pas été examinés en détail, il est clair que les besoins d’investissement sont un élément clé de l’équation. En outre, avec des prix de l’électricité élevés, non seulement les coûts d’investissement mais aussi les coûts d’exploitation peuvent représenter un coût supplémentaire par rapport aux actifs existants basés sur le gaz.
D’autre part, la dépendance au gaz naturel présente également des coûts importants compte tenu des tensions actuelles sur les marchés du gaz, de l’évolution de la tarification du carbone et des risques potentiels pour la sécurité de l’approvisionnement dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Des politiques et des mesures adéquates doivent donc être mises en place pour aider l’industrie européenne à abandonner le gaz naturel. L’Europe peut également profiter de cette transition pour devenir un leader de l’industrie à faible émission de carbone tout en atteignant les objectifs climatiques énoncés dans le Green Deal.
Pour plus d’informations, téléchargez le pdf ICI
Les auteurs souhaitent remercier Tomas Wyns, chercheur à l’Institut d’études européennes de la VUB, pour sa précieuse contribution à cette étude.
[1] AIE : Un plan en 10 points pour réduire la dépendance de l’Union européenne à l’égard du gaz naturel russe
[2] Action de l’UE pour lutter contre les déchets plastiques, Cour des comptes européenne, 2020
[3] I. Papadogeorgos et K.M. Schure (2019), Decarbonisation options for the Dutch container and tableware glass industry. PBL Agence néerlandaise d’évaluation environnementale et ECN partie de TNO, La Haye. https://www.pbl.nl/sites/default/files/downloads/pbl-2019-decarbonisation-options-for-the-dutch-container_and_tableware_glass_industry_3720.pdf
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